US AGAINST THE WORLD

dix-neuf heures, la nuit est tombée. du noir sur Vancouver, du noir partout sur la ville. octobre frappe, octobre  durcit la nuit, raccourcit les journées. octobre enterre l'été, l'enferme six pieds sous terre. il fait nuit à dix-huit heures, et bientôt à dix-sept. on sort les gros mentaux, on souffle dans nos mains le matin, on passe les doigts sur la fenêtre du bus pour écrire des messages nomades. des messages qui, l'arrêt suivant, s'effaceront sous un coup de vent, ou un coup de main, un homme pressé, une femme qui n'va pas apprécier. et puis il y a Paris, seule dans sa chambre de dix mètres carrés, éclairée par une ampoule qui pend au plafond, qui s'réchauffe avec le chauffage que le plombier a encore réparé et qu'il faudra encore réparer. parce que c'est comme ça que ça marche, ici. ici, on est pas chez les riches bourges qui pensent que l'chauffage, c'est naturel. que c'est compris avec chaque baraque. non, ici, on survit tous les jours. ici, on s'lève le matin et parfois on s'demande si ça vaut le coup. est-ce que ça vaut le coup de survivre à ça ? de répéter le même manège en dévisageant d'un air envieux tout ce qu'on a pas et qu'on aura jamais ? est-ce que c'est sain, au moins ? est-ce qu'on a le choix, au moins ? est-ce qu'on ne devrait pas partir, plutôt ? mais Paris, elle peut pas s'détacher du quartier. elle est là, accrochée à sa cité, accrochée aux trafics, aux endroits sales où on n'vous conseillerait pas d'amener vos enfants le soir. puis Paris, elle est seule ce soir. toute seule dans sa chambre, toute seule dans sa baraque. ils l'ont laissée. parce qu'au fond, elle a toujours su se débrouiller, toujours su comment s'en sortir sans l'aide de quiconque. Paris, elle a besoin de personne. elle se l'répète comme un mantra, comme pour se convaincre que c'est vrai. elle est assise sur son lit là, Paris. elle a son portable dans une main, son ordi sur les genoux, sa guitare à côté. elle n'a même pas envie d'chanter, ou d'regarder une énième vidéo YouTube qui lui montrera des trucs auxquels elle n'aura jamais accès. alors Paris choppe son portable, compose quatre chiffres, et tapote sur son clavier.

29 octobre, 19h21.
Cookie, tu passes à la maison ? soirée pizza, bière, guitare, juste nous 2 ?

elle aurait pu simplement aller toquer à la porte à côté, parce que c'est là que vit sa meilleure amie, mais Paris a choisi la solution de la facilité. Paris veut pas quitter son lit, Paris veut juste Cook avec elle. juste elles deux. elles deux et leurs idées, leurs pensées, leurs grands rêves. elles deux pour parler, pour manger, pour déguster. Cookie et Paris contre le reste du monde, elles se se l'ont promis. pour toujours, à jamais. Paris choppe son portable, dans l'attente d'une possible réponse. elle s'extirpe de son lit pour aller pisser lorsqu'elle entend toquer. elle sourit, rigole. « ENTRE ! » crie-t-elle. elle sort en vitesse des toilettes, passe une main dans ses longs cheveux et sourit en voyant le visage de Cookie. voir la gamine suffit à la rendre heureuse.

le froid gèle ses mains bousillées. glace ses phalanges brisées. mais cook continue. elle frotte, resserrant son manteau -véritable haillon hérité d'la grandma- sur sa poitrine plate, peu formée. elle frotte pour un peu de sous, elle frotte pour une misère.
les vitres ont intérêt à être propre où j'te paie pas. qu'il a lancé entre des dents dorées, qui brillaient sous le lampadaire.
bordel, ses dents dorées, elles les auraient déjà arrachés pour se faire un peu de blé. mais elle peut pas, alors cook ferme sa gueule et obéit. de toute les façons elle parle plus. depuis longtemps sa voix, elle n'résonne plus contre les murs. elle s'écrase à la barrière de ses lèvres, où aucun son n'passe. tout trépasse.
cook, la nuit tombe et elle continue. elle récure, efface les petits doigts d'enfants friqués, efface les traces de pluies, efface les messages dessinés dans la grisaille. bee elle tremble, elle sert les dents. encore deux vitres et c'est fini. elle se le rappelle, parce que c'est tout ce qu'elle peut faire.
se rappeler que c'est la fin. peut-être que dans l'fond, elle parle de sa fin. la sienne, qui approche à grands pas. la sienne, qui s'décide quand on s'y attends le moins.
sa fin qui l'attends au détour d'une ruelle, qui claquera sans répit.
bon, allez file la gosse. ça la sort de ses pensées. c'est le vieux. il tends une liasse de billet, qu'elle attrape sans un sourire.
pas un mot. pas une mimique. elle met le fric dans sa poche et elle s'enfuit.
ses pas claquent sur le bitume. ça résonne dans son crâne, ça semble si calme
prise d'une colère soudaine, elle court. vers le quartier elle s'envole, l'orage gronde si fort. dans son coeur il hurle.
octobre lui tombe dessus, et ses feuilles d'automnes avec.
elle ralentit, arrive dans les ruelles sombres. bee, elle a la poitrine lourde. si lourde qu'elle a du mal à respirer. la tête entre les mains, son téléphone, cet engin vieux comme le monde vibre.

Citation :

29 octobre, 19h21.
Cookie, tu passes à la maison ? soirée pizza, bière, guitare, juste nous 2 ?

elle ferme le clapet de l'engin, se dirige vers son appartement. les escaliers, elle les monte avec entrain, sa crise est vite passée.
paris elle a ce pouvoir de tout effacer.
cook elle toque, à poings fermé.
ENTRE ! qu'elle entends à travers la porte abîmée. elle la pousse, tombe sur une paris rayonnante.
sanders. elle la salue, un sourire aux lèvres.
elle veut pas que paris elle lise sa peine.
j'rentre du boulot, alors j'suis direct venue chez toi. chez sanders, c'est comme chez elle. elle envoie valser ses grosses bottes, qui claquent contre le parquet. tu vas bien ?

US AGAINST THE WORLD

elle est belle, sa Cookie. elle est belle comme au premier jour, comme quand elles étaient enfants. comme quand une Paris apeurée, déstabilisée, a fait apparition sur ce palier. comme quand elles se sont rencontrées. deux petites filles, Alex qui fait déjà rouler ses petites voitures sur le sol abîmé, Jenna qui commence à pleurer et Paris qui ne bouge pas. Paris qui regarde de ses grands yeux de gamine la petite en face d'elle. et à ce moment, elle a compris que quelque chose allait changer. que Bee et elle, ça allait être pour l’éternité. et dans ses moments les plus bas, quand Paris a l'impression que le monde tangue sous ses pieds, que tout va s'écrouler, elle appelle Cookie. elle l'appelle pour lui raconter, pour qu'elle puisse l'aider. Bee, rit-elle doucement. elle sourit, Paris. ne prend pas le temps de la serrer dans ses bras ou de lui faire la bise. pas de formalités avec ces deux-là. pas de jolis sourires et de soirées pyjamas où on parle de choses biens pensantes. non, l'amitié de ces deux-là, c'est quelque chose de vrai. quelque chose de beau. quelque chose qui vous donne envie de tout claquer pour passer votre vie avec votre meilleure amie. oh bah oui, ça va. depuis que Zadig est parti, Paris a toujours un peu du mal à dire que ça va. surtout à Cook. c'est dur de mentir à Cook. et toi, le boulot, tu t'en sors ? elle a de la chance, Paris, elle a un boulot tranquille. elle sert des cafés et livre des pizzas, c'est pas trop compliqué. mais Bee n'a pas forcement eu cette chance-là. et même si elle ne se plaint pas, Paris sent que quelque chose ne va pas. la brune pourra faire tout ce qu'elle veut, essayer de cacher ses moindres pensées, l'autre devinera toujours qu'il y a anguille sous roche. elles se connaissent par cœur, trop pour se cacher la vérité. mais Paris ne dit rien, Paris se tait. si Cook veut parler, veut lui expliquer, elle lui dira. et si elle ne veut pas… Paris ne veut pas penser à cette option-là. mais qu'importe son choix, la blonde couvrira toujours ses arrières. pour toujours et à jamais, elles se se le sont promis, pas vrai ? Paris, pieds nus sur le sol glacé, se dirige d'un pas guilleret vers la cuisine, laissant sa meilleure amie seule avec ses pensées. elle ouvre le frigo, fronce les sourcils. pas grand-chose à manger, ici. puis elle se met à flipper, flipper sur le manque de monnaie. puis elle se souvient que Bee l'attend, sûrement, alors elle remet ses idées en place. elle sort deux bières, en amène une à Cook. j'imagine que ça te va, ricane-t-elle, en sachant très bien que l'autre ne dira pas non à une bière.

cook elle pose les deux pieds dans l'appartement des sanders. et malgré l'manque de chauffage, le froid et l'odeur à désirer, malgré tout, une chaleur humaine, terriblement vivante, l'enveloppe. lui parcoure la peau, remet la mécanique en marche. enfin elle ouvre la bouche. enfin elle peut vivre. enfin bee elle peut essayer. depuis longtemps avec paris, elle se sent en confiance. depuis l'début, depuis qu'elles se sont croisées. face à face mythique. des gosses qui chialent en fond sonore, un gris délavé pour simple plan, et puis deux enfants. des écorchées. des abîmées. des plaies, pas cicatrisées. des déchues, des mal aimées. c'est peut-être leur odeur de misère, leur terrible, mal-être, qui les as rapprochées. bouée d'sauvetage, bee, elle est devenue le tout d'une paris colorée. la meilleure amie, la sœur, l'adorée.
et puis paris, cook elle le dit pas, mais elle a une place énorme dans sa pompe gorgée. la sanders, elle compte. elle compte les moutons, mais elle compte aussi pour la pauvrette. et ce soir, de son alliée, elle en a besoin. bee trois lettres. une syllabe. un nom qui dérive en surnom, un truc qu'on cherche plus à capter. bee, bee. et encore bee. les deux amies, les deux amours, elles ne se jettent pas d'ssus. pas de formalités, pas d'amours prisés. tout ça c'est pour les hauts quartiers, la bise et les baisers. non, entre elles, juste un sourire. celui qui veut tout dire. alors cook elle le dessine, sur ses lèvres gercées. oh bah oui, ça va.
elle n'y croit pas. la gosse sait combien zadig l'a fait souffrir. et rien qu'à ses yeux, elle sait. le mensonge, l'incapacité de dissimuler la vérité. pas à elle. pas à cookie. mais elle s'tait. elle sourit. encore. pour dire qu'elle a pigé, qu'elle a compris. que si elle veut elle va lui en parler. quoi que d'entendre ce nom, lui donne envie d'tuer.
zadig, elle le revoit, il n'sera que chair à pâté pour clebs affamés.
et toi, le boulot, tu t'en sors ?
elle détourne les yeux. elle hausse les épaules. pas tout d'suite, pas maintenant. faut pas entrer et débarquer pour pleurer. ça fait plus mal, ça plus souffrir que consoler. muette d'un temps, elle n'dit rien. n'avouera que lorsque l'horreur sera passée.
paris elle s'éloigne, le temps d'aller chercher de quoi s'aimer un peu ce soir. davantage qu'hier, et moins que demain. alors cook se pose. n'importe où. elle se cale, n'bouge plus. la colère remonte, le silence la rend dingue. malade. les poignets déchirés, les paumes brisées, la douleur se fait ressentir.
CASSE TOI. le cri ne franchit pas la barrière de ses lèvres.
RÉVEILLE TOI. rien non plus.
paris revient, et cette fois, elle n'y arrive plus.
j'imagine que ça te va elles ricanent, tandis que bee l'attrape, la canette. elle la décapsule et en avale une longue gorgée.
le boulot c'est la merde, paris.