Il fait froid. C'est la première remarque qui lui passe par la tête alors qu'Eden sort de chez elle. Elle fait pas attention si la porte fait du bruit ou pas, parce qu'on a beau approcher de minuit, personne ne dort. Elle pourrait y repartir du coup, peut-être attraper une écharpe voire même rebrousser totalement chemin et abandonner sa balade nocturne, sauf que ses pas la portent déjà dehors. Elle frissonne, serre son sac contre elle, regarde les étoiles. C'est beau les étoiles, et Eden elle aime ce qui est beau. Alors les nuits au grand ciel dégagé, avec la lune qui brille plus fort que le soleil, c'est ses préférées. Peut-être que c'est les seules dans lesquelles elles se sent en sécurité. Que la vie lui paraît supportable. Parce que la nuit, on s'en fiche de qui on est, de ce qu'on veut ou ce qu'on a fait. La nuit elle avale tes secrets et elle te laisse respirer. Alors presque tous les soirs, Eden elle sort et elle se permet de se reposer. Parfois elle part danser. Ça ressemble pas au bal de Cendrillon, c'est vrai. Elle a pas de belle robe, et elle n'a aucun prince pour la faire virevolter jusqu'à minuit. En revanche elle peut s'oublier ces soirs-là. La musique bat fort, tellement fort dans son corps qu'elle ne peut plus entendre le monstre de la culpabilité souffler dans sa tête. C'est bien. Et d'autres fois, d'autres fois y'a des mains partout sur son corps qui l'empêchent de trop penser. C'est bon. Puis y'a les autres soirs. Les soirs comme celui-ci, où Eden elle peut pas danser. Ou elle a besoin du silence pour remplir sa tête, et la vider dans son carnet. Ou elle a besoin des étoiles pour briller à sa place, et de rêver pour ne pas sombrer. C'est ces nuits-là, où elle sort et qu'elle regarde la ville, restant spectatrice du plus pur des théâtres. Elle regarde les gens, ceux qui marchent, ceux qui courent, ceux qui boitent, qui pleurent, qui hurlent, se déchirent. C'est fascinant la vie. Moche. Mais fascinant.
Elle arrive au petit parc. Elle voit des tourniquets, des toboggans, et même des balançoires. Elle se souvient quand elle était petite et que Nana l'amenait au parc. Elle s'asseyait sur une balançoire et elle observait les autres enfants jouer. Eden elle partait pas dans le sable, ni dans l'herbe, elle salissait pas ses robes et n'abîmait pas non plus ses chaussures. Non, Eden elle volait. Et c'était beau.
C'est sans doute pour cette raison qu'elle a pris l'habitude de venir s'asseoir sur les balançoires du parc ici. Elles étaient solides, bien qu'abîmées par le temps. Eden elle aimait imaginer les enfants s'y amuser en journée, elle entendait les rires qui résonnaient dans sa tête, échos de ses propres souvenirs. Ça fait longtemps qu'elle a pas été en contact d'enfants. Elle en voit de temps au travail, qui courent dans les couloirs et salissent tous ses draps. Elle se demande si un jour elle aura des enfants elle. Elle aurait du en avoir. Elle les imagine, blonds comme des anges, polis à souhait et s'attirant les regards envieux des autres mères environnantes. Fiona. Blanche. Ariel. De beaux prénoms. Alors Eden elle sort son carnet de son sac, il a la couverture rose, et sur la première page elle a dessiné une couronne. Et puis elle écrit les prénoms, elle imagine ses enfants, elle imagine Olivia les bercer pour dormir, leur chanter des comptines. Elle entend encore sa voix dans le fond de sa tête, qui n'a jamais vraiment disparue. Et la nuit finit par l'emporter dans ses mirages impossibles.

elle sortit de chez elle précipitamment. elle n'en pouvait plus ; de rien, de tout. la douleur irradiait chaque centimètre de son petit corps, meurtrissait chaque parcelle de son petit cœur. les cheveux au vent, les souvenirs envolés, elle oubliait, elle renaissait. sa mère, son ange, lui manquait terriblement. ça avait été trop rapide, trop brusque et en même temps terriblement long. assister au déclin de sa mère, la voir s'éteindre petit à petit ; à petit feu. abominable. entendre les beuglements de son père à longueur de journée lui devenait insoutenable. il avait trouvé un échappatoire, lui au moins. il s'enfermait dans les embruns sombres de l'alcool, se saoulait jusqu'à oublier son propre prénom, sa propre fille. elle l'évitait le plus possible, elle ne voulait plus le voir, lui et ses yeux injectés de sang, son odeur putride, ses ongles jaunes et sales. elle ne voulait plus le voir, lui et les souvenirs qu'il invoquait. les souvenirs heureux, passés. passés trop vite, surtout.
elle courut. vite. trop vite. elle voulait reprendre le contrôle de sa vie, sentir qu'elle avait l'avantage sur le Destin, qu'elle était maître d'elle-même. éprouver autre chose que la douleur, sentir de nouvelles émotions se peindre sur son visage. vivante. elle voulait se sentir vivante à nouveau.
depuis que sa mère était décédée, thylane avait pris pour habitude, une fois la nuit tombée, de déambuler dans les rues sombres de vancouver. elle aimait admirer les jolies lumières qui paraient la ville canadienne d'une ambiance presque chaleureuse, sentir le froid mordre ses joues, la fine bruine d'octobre ruisseler sur son visage. elle errait, sans but précis, sans limite de temps. elle marchait, courait parfois. elle rencontrait des gens, leurs souriait. la nuit est une bénédiction pour les introverties, elle efface les complexes, elle attise le mystère.
toutes ces nuits solitaires avaient fini par lui faire découvrir un endroit fétiche, un refuge. elle prenait toujours un bon bouquin avec elle et allait se poser dans l'aire de jeux des enfants. elle se sentait apaisée par cette atmosphère heureuse, familiale qu'émanaient les vieilles balançoires, le toboggan rouillé ainsi que les arbres signés d'initiales d'amants d'une semaine.
pour thylane, chaque étoile représentait une personne disparue ; cela pouvait peut-être paraître enfantin mais c'était une chose à laquelle elle croyait dur comme fer. c'était la raison pour laquelle elle aimait par dessus-tout s'assoir sur une de ces balançoire frêle et s'élever vers le ciel, tout doucement. puis, de plus en plus vite pour enfin se sentir propulsée dans le ciel constellé d'étoiles plus brillantes les unes que les autres. elle se sentait bien, là. l'esprit de sa mère l'enveloppait, la douleur l'irradiant continuellement -sans relâche- était enfin apaisée. elle se sentait elle-même. elle se sentait revivre, elle était vivante.
mais la douleur ne se tairait pas ce soir, elle continuerait à la faire souffrir à chaque battement de cil, chaque battement de cil. car ce soir, elle n'était pas seule.
blonde. une tête blonde. l'étrangère était assise sur une des trois balançoires que l'aire de jeux possédait. elle se balançait. doucement, au gré du vent.
après une légère hésitation, thylane s'avança d'un pas léger, la brise légère du vent canadien soulevait délicatement ses cheveux, lui donnant un air doux, timide. elle prit la balançoire la plus éloignée de la jolie blonde. elle ferma les yeux, et ne vit bientôt plus que le ciel empli de constellations, d'étoiles perchées dans les ciels dont l'une d'elles était, du moins à sons sens, sa mère. un sentiment de bien être l'envahit. elle sourit.

Sa balançoire bouge légèrement, moins stable. Et Eden sait que ce n'est pas à cause du vent. Elle se sent soudainement tirée sur la terre ferme, avec des racines qui retiennent son esprit. Plus de rêves dans lesquels se perdre, la magie est rompue. Elle tourne la tête. Deux balançoires plus loin, elle la voit. C'est une fille, une fille qui s'est emparée de la troisième place et dont les doigts s'accrochent au fer de l'attraction comme Eden s'accroche à la vie. Elle est jolie l'inconnue. Elle a de longs cheveux qui brillent et un visage d'enfant. Elle a l'air triste l'inconnue, mais elle ne lui parle pas. Eden observe son sourire, à peine descriptible à la lumière de la lune. Elle fait comme Eden, l'inconnue. Elle s'assoit et elle attend que la nuit répare ses blessures. Eden aimerait bien savoir à quoi ressemble sa voix. A défaut de connaître la couleur de ses yeux.
Alors elle range son carnet, parce que maintenant qu'il y a quelqu'un à côté, elle est obligée de sourire Eden. Elle pose son sac au pied de la balançoire, et elle se lève. La tête haute, le pas gracieux, elle sourit de toutes ses dents quand elle s'assoit sur l'autre siège, celui juste à côté de la jeune fille. Elle attend, elle veut capter son attention. Et une fois qu'elle l'a, elle prend de l'élan. Elle recule, de plusieurs pas, elle sent que ça monte. Elle ferme les yeux, lâche ses pieds, et elle s'envole. La balançoire est petite, ses pieds frôlent le sol à chaque fois qu'elle revient, mais elle sourit. Ça lui avait manqué. Elle s'arrête. Elle regarde l'inconnue. "Tu viens ?" qu'elle lui demande. Et elle recommence à se balancer, sans prêter attention à l'air frais qui claque sur sa peau frileuse. C'est beau la nuit. Les étoiles brillent, la lune règne, et on peut jouer à la balançoire avec des étrangers, prétendre entre nous que la douleur n'a jamais existée. "J'm'appelle Eden. J'habite pas loin. Fait froid tu trouves pas ?"