La nuit était sombre et lugubre, oppressante et à l’image de ses pensées les plus noires. Perdu dans cette immensité de béton crade il avançait en silence, le pas lourd et douloureux, comme si chaque mètre parcouru n’était qu’une souffrance supplémentaire qu’il s’infligeait volontairement, ne pouvant rien faire d’autre qu’avancer inlassablement, seulement guidé par la volonté de s’engouffrer un peu plus dans les ténèbres de ce quartier miteux. Une main posée sur ses côtes, l’autre fermement accrochée à une bouteille de vodka bon marché qu’il avait volé dans une supérette un peu plus tôt, il ruminait intérieurement, grimaçant de temps à autre, la respiration lente et prononcée. Journée de merde, voilà bien la seule chose qu’il retenait des dernières heures qu’il avait passé. Job de merde aussi, trop risqué et trop ingrat, jouant avec ses nerfs et sa patience, son corps et son moral. Aujourd’hui était un parfait exemple de ce qui n’allait pas dans sa vie, dans ce rôle qu’il endossait chaque jour et qui ne lui rapportait rien que des emmerdes, de celles qui se règlent à coups de poing au détour d’une allée, à couteaux tirés. Un simple ordre d’un homme méprisable et qu’il rêvait de foutre derrière les barreaux et le voilà en train de se mettre sur la gueule avec des mauvais payeurs, à régler les problèmes de l’enfoiré qu’il souhaitait foutre en taule depuis trois ans… Trois ans qu’il traînait dans la merde et tout ça pour quoi ? Finir par errer sans but, avec un peu trop d’alcool dans le sang et de sang sur les habits. Il n’était pas entré dans la police pour ça, quoi qu’il ait quand même toujours demandé à être au plus proche du terrain. Il avait un temps espérer que travailler sous couverture pouvait avoir du bon mais au final, tout ce qu’il retenait de cette expérience, c’était cet état de rage et de frustration qu’il ressentait à cet instant, qu’il voulait faire passer au plus vite…

Lorsqu’il leva finalement la tête pour voir où il était, seul le néon rouge d’une échoppe de nuit clignotant faiblement l’aida à comprendre jusqu’où ses pieds l’avaient porté. Il connaissait cet endroit, peut-être mieux que ce qu’il aurait souhaité et tout simplement car c’était la preuve même de la décadence de son âme. Il savait qu’il trouverait au coin de la rue une porte menant à l’antre de ses vices les plus noirs, dans les bras de celle qui lui ferait oublier ses maux de ses griffures et ses soupirs. Car quand les autres flics rentraient paisiblement chez eux pour rejoindre leur famille et regarder la télé, lui ne pouvait trouver le repos que dans une débauche forcée, un énième moyen de s’intégrer dans ce monde qu’il combattait et que paradoxalement il lui arrivait d’apprécier, sans doute faute de mieux. Sans prendre la peine de commenter ses propres actes inconscients, il pénétra dans l’immeuble et gravit les marches une à une, avec peu de certitudes mais animé par des pulsions incontrôlables : il avait besoin de ça, il avait besoin de venir ici ! Son corps réclamait autre chose que des coups et même s’il ne s’attendait pas à avoir du repos dans les heures qui suivraient, il savait qu’il aurait au moins de quoi lui changer les idées.

Enfin sur le palier, il s’arrêta un instant devant la porte un instant, inspirant légèrement pour reprendre un semblant de contenance. Combien de temps s’était écoulé depuis la dernière fois qu’il était venu ici ? Trois semaines, un mois ? Il avait perdu le compte ou plutôt, il ne prenait jamais la peine de compter. Il était là sans prévenir, comme d’habitude et à une heure très (trop) tardive pour une simple visite de courtoisie. Mais ce n’était pas la politesse ou la décence qui l’amenaient ce soir, ce n’était jamais de bonnes intentions qui le poussaient à franchir le pas et à taper à cette porte… C’était juste un désir sauvage, un besoin primal… C’était simplement l’Envie !

Deux coups secs du poing sur la porte, un seul signal : Roman venait pour elle… Et il n’avait pas l’intention de simplement prendre de ses nouvelles…

Graffitis. Murs dégueulasses et décrépis. Faible éclairage. Boites aux lettres défoncées. Odeur de pisse. Vision quotidienne. La môme, elle se traine pour monter les trois étages qui la sépare de sa piaule. Dehors, la nuit. Les sirènes et l'oublie. Les néons et l'effervescence. La nocturne et ses excès. Billets dans les poche, un peu de came dans le sac, elle en revient la gamine. Elle s'est pas retournée la tête. Deux, trois, lignes en début de soirée, un ou deux verres et puis c'est tout. C'était principalement la bicrave ce soir. Mains dans les poches de son blouson, bonnet vissé sur la tête, son à fond dans les oreilles et clope coincée entre ses lèvres (t'façon le détecteur d'incendie fonctionnait plus depuis longtemps), la môme s'engouffre dans le couloir de son étage. C'est là qu'au détour du couloir, sous les lampes clignotantes à l'éclairage salement dégueulasse, devant sa porte, elle aperçoit ce mec avec sa bouteille de vodka. La gamine ralentit et tire sur ses écouteurs jusqu'à être assez près pour le reconnaitre. Martelli. La tête contre son avant-bras, appuyé contre le mur, c'était Roman qui se tenait là. Ça arrache un sourire à la môme de le voir là, devant sa porte, surtout comme ça. D'un pas discret de félin et toujours à bonne distance, tu t'appuies contre le mur et l'observe tout en fumant ta clope tandis que des ébats bruyants te parvienne. Tu le regarde frapper à nouveau contre ta porte avant de reprendre une gorgée de vodka, sans se rendre compte de ta présence. Finalement, tu finis par lâcher : "J'crois qu'elle est pas là." Tu t'avances, lui pique sa bouteille et bois une gorgée avant de planter tes yeux dans les siens. "Et qu'est-ce qu'il lui veut le flic ?" La môme, elle savait parfaitement ce qu'il voulait. Malgré l'alcool, elle le voyait dans ses yeux.