Elle se demande souvent comment il la voit, son psy. Sa vie a été étalée sous ses yeux un bon nombre de fois. Sûrement qu'il l'a résumée avec des mots simples.
Prénom, Frederika. Nom d'usage, Ria. Nom de famille, Uhlenbeck.
Trente-trois ans, née un douze février à Windschoten, Pays-Bas.
Emploi, comptable.
Mère décédée d'un cancer du sein il y a cinq ans.
Trois frères, une soeur. Le plus jeune approche des trente ans, le plus vieux flirte avec la cinquantaine.
Père atteint d'Alzheimer.
Bipolaire.

Son essence mise à nu, dépourvue de toute fioriture. Elle tient en peu de mots, finalement. Elle ne sait pas si elle doit en être fière, amusée ou dégoûtée. C'est écoeurant de voir que finalement, on est pas si important qu'on le croirait.
Quelques mots jetés sur la page d'un calepin, à peine.

La fumée lui cache Amsterdam alors qu'elle fait tourner sa cigarette entre ses doigts, les sourcils froncés et la tête penchée sur le côté. Le bout rougeoie, vif, seule source de lumière dans un salon plongé dans une pénombre épaisse. Le lampadaire, dans la rue, brille orange. Le rayon qu'il projette tombe sur son pied nu et fait briller le vernis carmin qui orne ses orteils. Quelque part, un clocher sonne vingt-et-une heures.

Il aime bien la titiller, l'enfoncer, balancer petites remarques cinglantes et piques acides. Elle se demande à quoi ça sert, parfois, quand elle redevient sobre, quand son esprit malade décide de se mettre à contribution, mais la plupart du temps elle se contente de lui répondre, toujours plus cinglante, toujours plus acide que lui. Et ça l'amuse, ça amène un sourire sur sa bouche toujours peinte de rouge, un sourire triomphant quand il se contente de la regarder. Il a les yeux sombres. Elle aime bien.
Un jour, elle lui demande pourquoi il est devenu psy. Il ne lui répondra sûrement jamais. Elle s'en fout, du moment qu'elle peut continuer à l'emmerder plus qu'il ne l'emmerde. Leurs séances la changent de son univers gris et rouge. Elles ont des jolies couleurs. Bleu, jaune, marron foncé. Marron foncé surtout.
Peut-être qu'elle est un peu trop obsédée.

SENT 4:22PM - Papa avait bien son rdv avec le psychologue aujourd'hui ?
RECEIVED 4:27PM - Pourquoi, ça t'intéresse ?
RECEIVED 5:01PM - Ca progresse plus vite que prévu
SENT 5:07PM - Merci

L'épisode dépressif succède à l'épisode hypomaniaque. Elle reste au fond de son lit ce matin, après avoir appelé le big boss et lui avoir donné un prétexte débile, une gastro qui la cloue aux toilettes. Elle observe le ciel se lever depuis son plumard, la couette relevée jusqu'aux yeux, le portable serré dans sa main droite. Elle se demande si elle reverra son père avant qu'il crève. Elle se demande aussi s'il la reconnaîtra. Sûrement que non. Après tout, elle n'est jamais retournée le voir depuis qu'elle s'est barrée de son bled de merde pour rejoindre Amsterdam la grande. Elle aurait peut-être dû.


Pourquoi vous êtes devenu psy si vous passez votre temps à tacler vos patients ? C'est complètement débile.