Un pas devant l'autre, les mains enfouies dans les poches de son bomber couleur ténèbre, Léo sprinte. Elle observe du coin de l’œil son ombre glisser sur l'asphalte aussi noir que ses bouclettes qui pour une fois n'étaient pas emprisonnées dans un chignon hideux.
Elle pousse la porte du kebab, et sourit de bonheur en sentant la chaleur de la pièce réchauffer ses pauvres petites mains. Elle récite par cœur une formule qu'elle connaît depuis la maternelle : kebab tomate oignon sauce blanche. Avant de parcourir des yeux la pièce. Elle s'arrête un instant sur un visage qui, pour sûr, lui est familier. Elle sourit (et c'est rare de lui décrocher un sourire), lâche le comptoir un instant et finit par s'asseoir en face de Malik.
-Salut Malik.
Elle le lâche pas du regard, veut croiser ses prunelles mais y a quelque chose qui cloche. Un silence s'installe, elle se relève pour aller prendre son plateau avant de se rasseoir. Elle pioche au hasard une frite avant de lever les yeux.
-Tu racontes quoi de beau ?
Elle ne veut pas qu'il parte, elle voudrait qu'il n'y ait qu'eux dans la pièce, que tout le monde s'en aille, qu'il les laisse tranquille, que Léo oublie l'humanité grise et que simplement l'espace d'une micro-seconde ça soit un peu rose. Puis elle secoue un peu la tête, oublie ces pensées un peu trop niaises et fait mine de se concentrer sur son kebab.
-Je t'ai appelé la dernière fois, tu m'as pas répondu.
Le ton un peu trop dur, comme si ça l'atteignait vraiment (tiens Léo, est-ce que ça t'atteint?), comme si elle lui en voulait. Elle regrette aussitôt sa réplique et rit nerveusement. Qu'est-ce qu'on s'en fout Léo, qu'est-ce qu'on s'en branle de tes inquiètudes, qu'est-ce qu'on s'en carre que parfois tu te sentes seule.

Et puis elle a l'impression de baigner (de te noyer serait plus exact) dans un nuage gris. La chaleur de la pièce s'anéantit petit à petit, pour laisser place à un froid trop laid qui met mal à l'aise. Léo a bien regardé ses frites comme il fallait, elle n'a plus rien dit quand Malik ne voulait pas lui répondre de jolies choses. Et ses frites l'ennuyaient déjà. Alors elle a observé ses tennis, maudissant la terre entière. Trop peu souvent aimable, le fait qu'on la rembarre lui semblait insoutenable.
Le pain prend alors un goût amer, trop plat, trop peu intéressant. Ce qui intéresse Wilbo, c'est Malik, la vie de Malik, le mystère qu'est Malik. Elle mâche longuement, en réfléchissant.
Il était occupé.
Tout le monde est occupé quand Léo en demande un peu trop. Papa est occupé quand Léo doit garder les jumeaux.
-Ah, je comprends.
Non, elle ne comprend pas. Ce soir elle ne va pas dormir, se demandant qu'est-ce qui l'occupait autant.
Léo n'a pas envie de sortir des banalités, pas envie de parler de météo, de « qu'est-ce que tu fais dans le coin », « sympa ton sweat ». Léo veut parler de Malik, à Malik.
-Tu fais un truc après ?
Est-ce qu'il est occupé, est-ce qu'il a du temps, est-ce qu'il veut bien lui en consacrer un peu ? Léo refroidit peu à peu, comme ses frites. Elle mord dans son sandwich, sans effort de propreté. De la sauce se perd un peu sur ses joues, elle essuie du coin de sa manche avant de sourire.
-J'mange grave mal, pardon.
Elle voudrait que Malik se mette à sourire. Elle voudrait qu'ils rient aux éclats tous les deux, que l'horrible froid qui s'est installé s'en aille au galop.