Je me rends compte à quel point j’avais oublié ce que ça faisait de tenir Ariel contre soi. J’avais oublié la sensation de son dos sous mes paumes et même son odeur. J’ai oublié tout cela car trois ans c’est long. Trois ans c’est assez de temps pour oublier, pour courir après les souvenirs et finalement les perdre car ils filent bien plus vite que la mémoire.
- Tout gâcher ? Mais comment tu veux recommencer Charlie ? Comment ? T’es marié … t’es marié …
Lorsqu’il répète que je suis marié, ça me noue la gorge.
Je crois qu’on réalise tous les deux le nouveau Charlie que je suis.
Charlie casé, Charlie et son appartement, Charlie et sa jolie femme, Charlie et son boulot à plein temps, Charlie la bague au doigt, Charlie souriant, aimable, qui a perdu ses tempêtes et ses orages.
- Tu vois qu’il n’y a plus rien à reconstruire …
Et malgré cela, malgré l’impossibilité de faire pousser quoi que ce soit sur une terre calcinée et stérile, Ariel se serre encore un peu contre moi. Ce qui émane de ses cheveux et de sa peau me fait un peu tourner la tête.
Ma main caresse un peu le sommet de son crâne.
Ça sert à rien, ça calme pas ce qu’il y a au fond de nos ventres, ça n’efface pas ce qui a été fait.
- Tu le crois vraiment, ça, qu’on ne pourra plus rien faire ?
Je demande, l’angoisse noue mes cordes vocales.
Aide-moi, Ariel. D’habitude c’est toi le rêveur, c’est toi qui crois aux miracles, aux étoiles et à tout ce bordel céleste. Fais honneur à ta nature et montre-moi qu’avec un peu de courage et un peu de magie stellaire on aura la force de façonner les pierres d’un renouveau.
J’pourrais bien te dire que de toute façon, Ada, j’l’aime pas.
J’pourrais bien te dire que je pourrais tout larguer pour toi, l’appartement, la femme, la bague au doigt.
Retourner au passé.

Et puis, soudainement – ou peut-être pas, il fallait s’y attendre, la main d’Ariel vient s’accrocher à ma nuque. Elle est là, elle dégage de la chaleur alors je sais que je ne rêve pas.
Sa bouche vient trouver la mienne.
Comment ai-je pu seulement oublier ? La forme de ses lèvres, embrassées pourtant un milliard de fois avant aujourd’hui. Ce baiser-là a le goût de tout et de n’importe quoi. Celui du feu, celui du sang, celui de la distance, celui des larmes. Mais par-dessus tout, il a le regard des retrouvailles. D’un quelque chose qui dit : c’est la dernière fois qu’on se sépare.
La dernière fois.
Mes paumes viennent entourer ses joues.
Je pose mon front contre le sien – il irradie de chaleur. Je connais bien cette fièvre. Je l’ai portée tout le temps passé avec Ariel, comme un vieux rhume dont on peine à se débarrasser. Parce qu’on ne peut pas, il fait comme partie de nous. Incurable.
Moi je voudrais qu’il n’y ait jamais de remède à Ariel.
Je voudrais pouvoir le garder toujours, là, entre mes mains.
Et quand bien même il m’arriverait de le lâcher, il resterait là. Il ne s’envolerait pas avec les feuilles à l’automne ou avec le premier courant d’air dès qu’on ouvrira une porte.